Le secret des émeraudes anciennes dévoilé ou comment la gemmologie vient en aide à l’archéologie !
Sa couleur et sa rareté ont fait vénérer l’émeraude depuis l’Antiquité. Malgré les nombreuses études historiques et des analyses gemmologiques, l’origine des émeraudes appartenant aux trésors anciens est demeurée longtemps un mystère.
A la fin des années 1990, un nouveau procédé d’authentification des émeraudes mis au point par le Centre de recherches pétrographiques et géochimiques du CNRS, à Nancy, a permis de reconstituer la route des émeraudes au cours du temps.
Ces recherches révèlent notamment que certaines de ces pierres proviennent de mines supposées n’avoir été découvertes qu’au XXe siècle (Science, 28 janvier 2000)…
En particulier, où seraient situées ces mystérieuses « vieilles mines » d’où étaient extraites des émeraudes commercialisées dans le monde entier entre les XVIe et XVIIIe siècle ? Ces gemmes célèbres qui ornent aujourd’hui les trésors les musées de Téhéran, Istanbul ou Washington étaient supposées provenir d’anciens sites d’Asie du Sud-Est aujourd’hui disparus, alors que les gisements du Moyen et d’Extrême-Orient n’auraient été officiellement découverts qu’au XXe siècle…
Les fondements scientifiques de cette découverte sont résumés tout à la fin de l’article. Ils peuvent être lus en préambule à ce qui suit.
Les chercheurs ont créé une base de données des « compositions isotopiques » de l’oxygène composant les émeraudes de la plupart des mines mondiales. Pour 62 sites étudiés, les valeurs delta trouvées sont comprises entre +6,2 et +24,7 pour mille et spécifiques à chaque mine.
Suite à ces résultats, obtenus par une méthode malheureusement destructrice, les chercheurs ont mis au point une méthode de prélèvement non destructrice. L’analyse s’effectue désormais grâce à une sonde ionique IMS 1270 sur l’une des surfaces du cristal où elle ne crée qu’un minuscule cratère de quelques microns de diamètre et de quelques centaines de nanomètres de profondeur, totalement invisible à l’œil nu.
Ce procédé d’authentification a été appliqué à une sélection de neuf émeraudes couvrant une large période historique, depuis l’époque gallo-romaine jusqu’au XVIIIe siècle. Les résultats obtenus ont permis de retracer plus précisément la route de l’émeraude au cours des temps.
Jusqu’à présent, on considérait que les mines d’Egypte, exploitées par les Pharaons (de 3000 à 1500 avant J.-C.) et celles d’Habachtal en Autriche, constituaient, avant la découverte des mines Colombiennes, les seules sources d’émeraudes. Si cela est bien le cas pour l’émeraude sertie dans la couronne de France (dite couronne de Saint-Louis), en 1226
et dont le rapport isotopique attribue l’origine aux mines d’Habachtal, l’analyse effectuée sur le bijou le plus ancien – une boucle d’oreille gallo-romaine (1er siècle avant JC – 3ème siècle après JC) – montre que cette émeraude a pour origine une des mines situées dans la vallée de Swat au Pakistan que l’on croyait n’avoir été découvertes qu’à la fin des années 1950 !
Il apparaît ainsi qu’aux côtés des gemmes d’Egypte ou d’Habachtal, certaines émeraudes commercialisées pendant l’Antiquité pouvaient provenir des riches royaumes occupant les actuels Pakistan et Afghanistan et qu’elles empruntaient la route de la soie au travers des vallées de Peshawar, Swat et Kabul… Une découverte de taille !
Avec la découverte du Nouveau Monde à la fin du XVème siècle, les émeraudes colombiennes, du fait de leurs qualités exceptionnelles, dominèrent les marchés d’Europe, du Moyen-Orient et de l’Inde. En attestent les analyses d’une émeraude découverte dans l’épave d’un galion espagnol englouti au large de la Floride en 1622 et celles de trois pierres “ dites de vieilles mines ” taillées au XVIIIe siècle et joyaux du trésor du Nizam d’Hyderabad en Inde. Elles viennent toutes de Colombie.
Ces données remettent en cause l’origine supposée des émeraudes de “ vieilles mines ” perdues et que l’on situait dans le Sud-Est Asiatique.
Une quatrième pierre du trésor du Nizam d’Hyderabad provient, elle, de mines afghanes (re)découvertes au début des années 1970. Ceci montre que l’exploitation des gisements d’Afghanistan n’est pas du tout récente mais pourrait avoir commencé dès le XVIIIe siècle.
Ces résultats mettent fin au mystère de l’origine des émeraudes des “vieilles mines”. La méthode, malgré son coût, permet désormais d’attester l’origine des plus belles émeraudes et a permis de retracer les routes commerciales de l’antiquité…
(*) Parmi les émeraudes étudiées par le CNRS et mentionnées dans cet article : la plus ancienne (du Muséum national d’histoire naturelle) orne une boucle d’oreille gallo-romaine ; une autre a été sertie dans la couronne de France au temps de Saint-Louis (1266) ; quatre pierres, taillées au XVIIIe, appartiennent au trésor du Nizam d’Hyderabad (Inde) ; une autre est une émeraude brute découverte sur l’épave du Nuestra Señora de Atocha, gallion espagnol ayant sombré en 1622 au large de la Floride…
Sources :
Gaston Giuliani, Marc Chaudisson, Henri-Jean Schubnel , Daniel-H Piat, Claire Rollion-Bard, Christian France-Lanord, Didier Giard, Daniel de Narvaez, Benjamin Rondeau “ Oxygen isotopes and emerald trade routes since antiquity ”, Science, 28 janvier 2000.
http://www.crpg.cnrs-nancy.fr/Science/Emeraudes/AFG1.html et
http://www.crpg.cnrs-nancy.fr/Science/Emeraudes/AFG2.html
(1) CNRS : Centre National de la Recherche Scientifique
(2) IRD : Institut de Recherche et de Développement
Résumé des fondements scientifiques de cette découverte
L’émeraude est la variété chromifère du béryl, dont la formule chimique « idéale » est Be3Al2Si6O18 . (Formule à laquelle il faut ajouter des traces de chrome, de vanadium, etc…).
- L’oxygène est un constituant majeur de l’émeraude (45% de son poids et 65% de ses atomes).
- L’atome d’oxygène possède 3 isotopes stables O16 =99,756% (abondant) O17 = 0,039% (très rare) et O18 = 0,205% (rare), caractérisés par des différences de masse importantes. (Les isotopes d’un même élément chimique possèdent le même nombre de protons dans leur noyau mais un nombre de neutrons différents, donc une masse différente).
La «composition isotopique» est le rapport d’abondance entre un isotope lourd et sur un isotope léger : O18 / O16. Il est généralement exprimé en « delta », qui est l’écart (en millième) entre une composition isotopique dite «standard» et celle de l’échantillon. Pour l’oxygène, le standard international correspond à l’eau de mer moyenne (SMOW en anglais).
L’étude détaillée des compositions isotopiques des cristaux d’émeraudes (analyse par spectrométrie de masse) a permis au CNRS de Nancy d’élaborer un processus d’identification de leur origine.
Bref, les chercheurs ont démontré que les spécimens d’émeraudes provenant d’une mine donnée, quelle que soit la qualité des pierres analysées, offraient non seulement un delta identique mais surtout un delta spécifique à la mine ou à sa région. En effet, la composition isotopique de l’oxygène présent dans les molécules d’émeraude dépend de celle de la roche où la gemme a cristallisé. Chaque gisement présente ainsi un rapport isotopique O18 / O16 qui lui est propre. Calculer le rapport des isotopes O18 / O16 permet donc de définir l’origine géologique et géographique des émeraudes.